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Auteur : Jean-Paul Beaumont -  9 Octobre 2020

L’éthique et le pervers


Je suis très honoré d’être invité par l’association Espace freudien international, les yeux de parole, et je remercie en particulier Monsieur Mohamed Darwish, qui m’a permis de retravailler, pour le reprendre devant vous un thème qui m’a intéressé ces derniers mois. Je remercie aussi Madame Rafah Nached qui veut bien me traduire.
Qu’est-ce que nous, psychanalystes pouvons dire de l’éthique ?
Pour ne pas rester dans un impératif imaginaire (implicite : il faut avoir une attitude éthique) et pour donner prise à la discussion, il faut partir de quelques définitions. L’éthique, c’est classiquement une manière consciente de se guider pour bien conduire sa vie. On a pu imaginer ou même construire une éthique du psychanalyste, analogue à l’éthique médicale, permettant d’établir une morale de la pratique, des règles orientées vers ce qui est bon pour le malade et sa vie en communauté.
Mais après Freud, après la découverte de l’inconscient freudien, la question peut être posée de manière plus radicale. On peut en effet affirmer que l’éthique concerne le mode d’orientation d’un sujet par rapport à la jouissance. Cette définition a même le mérite de pouvoir englober ce qui a été dit sur l’éthique auparavant.
Poser la question ainsi, cela suppose – c’est ce que Lacan a fait progressivement à partir de Freud – de bien différencier la jouissance et le plaisir.
  • La jouissance est une montée dans l’intensité vécue, si bien qu’elle peut confiner à la douleur
  • elle se termine dans le plaisir qui est l’arrêt ou la diminution de la tension.
Freud est parti de la biologie. L’animal subit une tension dans son corps, que le savoir inné de l’instinct va lui permettre de résoudre. Chez l’animal humain, l’équivalent, c’est le principe du plaisir, dont le principe de réalité est en quelque sorte le corollaire.
Mais l’auteur de « Au-delà du principe du plaisir » est allé plus loin. Reprenant une thèse déjà lisible dans l’Esquisse, il avance que l’autre grand principe, c’est la répétition. En effet, la baisse de tension exigée par le principe du plaisir ne peut se faire que par des voies qui sont propres au sujet, toujours les mêmes, et ce sont des détours, des chemins qui peuvent aller à l’encontre du plaisir. Abrégeons et disons que c’est ce qui correspond à la « pulsion de mort ». (Laissons la différence avec la « pulsion de vie » qui offre une perspective grandiose, philosophico biologique, presque trop).
Restons avec le principe du plaisir, et cette répétition des voies singulières qu’emprunte et réemprunte un sujet. Mais voies vers quoi ?
Je sais bien que je reprends des idées que vous connaissez bien, mais parler d’éthique suppose cette reprise.
Lacan reprend les choses dans le même sens que Freud mais en généralisant et en insistant sur le rôle de l’entrée dans le langage. Entrer dans le langage constitue un au-delà inaccessible qui ne pourra être que représenté, dans les signifiants. Cet au-delà du langage Lacan l’appelle la jouissance de la Chose, das Ding, c’est ce qui va orienter le désir du sujet.
  • Finalement, le complexe d’Œdipe constitue une manière de dire cela : la mère représente l’objet primitif de la jouissance, mais cette jouissance est barrée – et ici, elle est barrée par la figure du père qui représente la loi liée au langage ; la loi de la prohibition de l’inceste.
  • Nous ne sommes pas là dans une théorie abstruse. La jouissance de la Chose que le langage a mise en place pour un sujet, c’est ce que nos religions situent dans un autre temps : ce qui a été perdu par Adam, ou encore ce qui sera atteint après la mort, ou à la fin des temps.
    La poésie amoureuse parle de sa perte ou de son inaccessibilité. Le mystique a peut-être une sorte d’accès à cette jouissance, qui lui est propre.

Mais plus simplement, c’est le fantasme de chacun qui ouvre une fenêtre, qui constitue une voie imaginaire vers cette jouissance que le langage nous a fait perdre. Fantasme singulier, il dépend de l’histoire du sujet, et il reprend, pour ce sujet, toujours les mêmes voies vers ce réel fixe. Je l’ai dit, la répétition, c’est le côté mort du sujet qui le conduit toujours aux mêmes chicanes, aux mêmes détours et barrières de langage. Si bien que cette jouissance (dans cette vie en tout cas) il ne l’atteindra que par bribes.

Il faut bien comprendre que la jouissance de la Chose est désirée, mais qu’elle est aussi redoutable, parce que le sujet n’existe qu’en tant qu’il en est séparé : il n’existe que dans le désir, « le désir est la nature propre de l’homme », comme disent les philosophes. Ce qui est à désirer est évidemment toujours ce qui manque, et c’est bien pour cela que dans les langues latines le désir vient su mot de-siderium, ce qui veut dire cesser de voir, constater ou regretter l’absence, d’où désirer.

Je l’ai rappelé, le père réel représente l’obstacle qui sépare de la Chose (qui elle, est plutôt représentée par la mère). L’enfant peut en faire une figure imaginaire redoutable. Mais au-delà du père et par lui, s’exerce une fonction symbolique qui permet que nous fassions communauté.
Or si l’éthique concerne notre orientation vers la jouissance on peut dire qu’il n’y a pas d’être parlant qui serait hors-éthique. Si on ne considère pas l’éthique comme un idéal, on peut dire que le pervers lui-même a une éthique, simplement une éthique orientée différemment.
Pourquoi le pervers peut-il poser un problème à la psychanalyse ? À première vue, le but de l’analyse serait de faciliter pour l’analysant les voies vers la jouissance. Qu’il soit névrosé, pervers, ou psychotique, il s’agirait qu’il soit désencombré des obstacles, des conflits avec l’idéal, des éléments refoulés qui sont comme comme gelés par son histoire. On pourrait le comprendre ainsi : il s’agirait de « libérer » le désir.

Mais dans ce cas, voilà une difficulté. S’agit-il par exemple de libérer le désir pervers ?



Rappelons que l’éthique est liée à la loi du Père
L’éthique concerne la société, bien sûr, ou même pourrait-on dire elle fait la société. Dès l’origine, dès les Grecs, dès le monothéisme, les grandes religions ont encadré la jouissance sous forme de lois qui en règlent l’accès et donnent un cadre général au fantasme de chacun. Ce qu’il faut rappeler, c’est que ces lois sont attribuées à la volonté d’un Père mort. Le compagnon de la mère en quelque sorte le représente, en faisant obstacle, mais ces lois sont d’emblée présentes dans le discours de la mère. Ce législateur mort a pu être dans l’antiquité Solon ou Lycurgue ; mais l’important, ce sont surtout les législateurs religieux, Moïse, Jésus, Mohamed en ce qui concerne le monothéisme.
Elles sont au fondement de la société, ces lois ont un caractère sacré, elles ne sont pas simplement raisonnables, élaborées par la raison humaine. Attribuées à un Père mort, elles apparaissent comme légitimes, elles sont légitimes. Ces lois explicites n’empêchent pas la jouissance, elles la règlent, elles donnent les conditions dans lesquelles cette jouissance est licite. Elles donnent un cadre dans lequel peut s’exercer l’éthique. Et la sécurité que donne la religion, c’est l’idée rassurante que nous ne sommes pas seulement des animaux qui parlent, mais que nous avons, par la loi, une existence en dehors de nous, que nous existons pour Lui. C’est cette existence pour Lui qui permet une identification symbolique à un même, à une fixité de ce que je suis, dont l’Autre est la garantie. Ce qui permet donne l’armature à l’identité imaginaire.
Les temps modernes nous apportent quelque chose de nouveau. Les juristes occidentaux, Kelsen par exemple, appuient la loi sur la notion de « norme », ce qui suppose une idée de « l’homme » dégagée en apparence des considérations théologiques. On pourrait dire que l’existence, dont je trouvais la garantie en Dieu, a été laïcisée, mais c’est en fait la même chose. On a ainsi construit ainsi une « norme de base » avec les Droits de l’Homme par exemple. C’est une norme sur laquelle on peut construire d’autres normes, pourvu qu’elles ne dérogent pas à cette base. Si je dis que les droits de l’homme sont sacrés, ce n’est pas sans rapport avec la garantie qu’offrait le rapport à Dieu auparavant. Cela garantit mon existence.
D’autres juristes comme Carl Schmitt considèrent que la loi est arbitraire, qu’elle relève d’une décision, d’un coup de force premier, et que c’est ce coup de force qui constitue le pouvoir politique. L’acte de faire la loi fait alors reposer tout l’édifice du droit sur une nouvelle base, qui peut être différente de tout ce que les lois anciennes avaient promulgué. Je dirai un mot tout à l’heure sur les possibilités perverses de la position de Schmitt. Lacan écrit que le législateur, celui qui se donne le droit de faire la nouvelle loi est toujours un usurpateur, parce qu’il se veut à la place du Père mort.

Revenons au pervers. Par rapport à ces lois, le pervers, c’est celui qui dévie. On m’a dit que le mot arabe exprime aussi la déviance. Le pervers dévie par rapport à la loi. Dans les langues latines, en anglais, en allemand, le mot a pour origine une racine qui signifie tourner (vertere). « Tourner » la loi, contourner cette loi qui est faite de langage : on pourrait parler par projection de la cruauté d’un animal, mais il n’y aurait aucun sens à parler alors de perversion. Il n’y a perversion que par le langage.
En général, le mot pervers est pris dans un sens sexuel. Ainsi dans la Bible, Onan est un pervers parce qu’il ne veut pas donner des enfants à la veuve de son frère comme le veut la loi. Aussi il répand sa semence hors des voies normales et il est condamné.
Un grand psychiatre allemand, Krafft-Ebing, a constitué à la fin du XIXème siècle un grand traité classique des pratiques sexuelles, Psychopathia sexualis où la pathologie est définie par tout ce qui n’a pas pour but le coït prétendu naturel. Le but de l’auteur n’est évidemment pas théologique, il s’agit de donner une base scientifique aux juristes qui doivent réprimer les comportements déviants, d’ailleurs le traité n’est pas sans empathie, sans commisération pour ces comportements. Freud est parti de ce livre, mais dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, s’ébauche l’idée nouvelle que l’accès à une sexualité adulte se fait par étapes. Abraham a théorisé ces étapes bien connues, le stade oral, le stade sadique-anal, le stade génital.
La fixation de la pulsion à un type d’objet « primitif », l’arrêt de l’évolution, c’est en cela que consisterait la perversion. Par cette théorie, la question ressortit à la nature si l’on peut dire, et non plus à la faute. Il s’agit d’une stase : le pervers est resté à un stade qui est d’habitude dépassé par l’évolution « normale ». La question de la perversion s’en trouve laïcisée.
Cette « fixation » à un stade précoce de l’évolution vers la génitalité a conduit Freud dans un premier temps à refuser la qualification de pervers au fétichiste par exemple. Pourquoi ? Parce qu’il ne s’agissait pas d’une fixation à un stade dépassé mais d’une idéalisation partielle, dit-il, – mettons du pied, ou du vêtement.
Mais dans son article extraordinaire de 1927, il met en valeur dans la fétichisme un phénomène à proprement parler un procédé, qu’a le pervers, de faire apparaître un équivalent du phallus : le fétiche est un équivalent que le fétichiste vient mettre à la place du manque de la mère. À la place, la chaussure ou le vêtement qui sont des objets visibles, positifs, des objets de la réalité.
Freud le montre pour le fétichisme, mais on peut étendre le résultat aux autres perversions, du voyeurisme, de l’exhibitionnisme, comme du sadisme ou du masochisme, pédophilie, etc. Finalement Freud fait de la perversion une manière de produire le phallus : sous la forme d’un objet qui devient le signe de ce qui n’aurait pas dû être là.
Mais pourquoi cela intéresserait-il l’éthique ? Aristote, lui, considère ces faits comme une sorte de « bestialité », qui justement ne concerne pas l’éthique.
Pourtant le problème du phallus reste essentiel pour Freud. Il constitue une limite que l’analyse, dit-il, ne dépasse pas : la crainte de la castration pour l’homme, le Penisneid chez la femme. En fait, l’un et l’autre sont la même chose. On parlera de castration symbolique parce que le phallus ne joue pas comme organe, ce n’est pas le pénis. C’est le signifiant du manque et du désir, commun à l’homme et à la femme. Aussi est-il ce dont on ne montre pas le signe, et c’est ce qu’on appelle la pudeur.
On peut dire d’une autre façon que la jouissance de la Chose inaccessible est symbolisée par la castration symbolique, et que c’est ainsi qu’elle apparaît comme un manque au niveau sexuel.
Lacan reprend et éclaire le problème du pervers. Comment, je vais rappeler brièvement en partant d’un texte célèbre et difficile, « Kant avec Sade » : le pervers est lui aussi orienté par la Chose et par la loi. Mais il a une position qui lui est propre par rapport au phallus.
  • À partir d’un objet « partiel » comme disait Freud, il fait surgir un signe phallique. Il ne s’agit pas d’un signifiant, toujours substituable par un autre signifiant. Cet objet produit comme obscène, il est le signe d’une présence phallique, il opère une positivation phallique.
  • Il ne s’agit pas de désir chez le pervers, mais d’une volonté de jouissance dit Lacan. qui passe par l’autre.
    • S’il y avait désir, ce serait un désir inconscient et il s’agirait de faire jouer le désir de l’autre. Ici, il y une volonté qui peut être consciente.
    • Pourtant l’assurance que cet objet positivé est bien l’objet intéressant, le « bon objet » passe par l’Autre. Comment ? La vie normale, sociale, suppose le voilement du phallus. C’est le refoulement dont se soutient le sujet, ce sujet qu’on dit divisé. Le « partenaire » volontaire ou non du pervers subit cette positivation du phallus hors du fantasme singulier que lui, le partenaire, peut avoir. D’où l’angoisse.
      Je donne un exemple, si l’exhibitionniste se produit devant une jeune fille, c’est parce que certes elle est là totalement hors-contexte sexuel, mais aussi parce que d’une certaine manière ce qui est montré l’intéresse (on ne s’exhibe pas devant un animal par exemple). L’exhibition va provoquer à la fois une rupture et une mise en évidence de la division, qui sera angoissante pour la victime. Pas pour le pervers. Comme le dit Lacan, le pervers fait en sorte que sa division subjective à lui soit renvoyée par l’autre.
  • Troisième point, le pervers n’ignore pas la loi, la loi lui est nécessaire. Le pervers vise l’objet interdit, mais en l’interdisant, la loi le désigne. Il y a une sorte de solidarité entre la loi et le signifiant de la jouissance, le phallus, dont le pervers produit le signe. Aussi -t-il partie liée avec le Père mort, origine de la loi, même dans ce qui pourrait sembler une négation, ou plutôt un athéisme affiché et blasphématoire. Le pervers, en l’injuriant, fait valoir le Père. Aussi Lacan écrit la perversion en deux mots : père-version, ce qui insiste là-dessus : le pervers est en fait tourné vers le père.

  • Chez le pervers, la loi voisine avec la jouissance, et la volonté de jouissance peut passer par un excès de la loi, poussée toujours plus loin, comme en témoigneraient les martyrs, mais plus souvent les bourreaux. Il y a une perversion possible du pouvoir politique comme nous le savons, et s’il y a une éthique du psychanalyste, c’est une éthique du cas singulier, qui suppose la précieuse liberté de la parole – hors de laquelle le désir ne peut pas s’exprimer. Sans la liberté de parole, qui permet des différences de position par rapport à la loi, toute la clinique de la perversion n’a pas de sens, puisque le système même est pervers en se faisant la loi.

Trois points donc, un rapport particulier à la loi, la positivation du phallus à travers un objet qui devient signe, une volonté de jouissance qui passe par l’autre.

Deux questions pourraient être posées ce soir, en partant de la loi, et en partant de l’objet.
Première question, le problème d’une loi qui serait détachée de tout lien avec le Père, une loi « libre ». Si on se passe de la loi du Père, est-ce que cela garantit l’absence de perversion ? Ce n’est plus un problème théorique. Et les lois d’une démocratie par exemple ne tirent plus leur légitimité d’une volonté divine ou d’usages immémoriaux, mais du suffrage des électeurs.
Une solution au problème est donnée par Kant au moment de la Philosophie des Lumières, une solution qui donne une nouvelle base à l’éthique. On connait le principe : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être le fondement d’une loi universelle ». Mais l’éthique des droits de l’Homme, qui est contemporaine est une une éthique religieuse laïcisée. Tout va bien si on considère que « l’homme est sacré », que les hommes sont libres et égaux. Autrement dit, leur qualité d’être humain leur donne dans la théorie une place analogue à celle qui était garantie par Dieu.
Mais une loi vraiment libre, ce pourrait être, par exemple,
  • on doit chercher à imposer à autrui ses choix politiques par la force.Ce serait certes une guerre universelle, une société basée sur la guerre mais il y a eu des sociétés humaines basées là-dessus. Au moment du nazisme, de la Révolution culturelle, des Khmers rouges par exemple, il y a eu de telles néo-lois, voulant balayer de l’éthique tout rapport au Père. Encore que la figure du grand dirigeant vienne bien vite usurper cette place.
  • Ou encore ce qu’on impose à Antigone : On doit enterrer les amis de sa patrie et laisser ses ennemis sans sépulture
Il y a dans la littérature une loi humoristique et paradoxale parce qu’elle va à l’encontre de toutes les lois connues. C’est celle que propose le marquis de Sade. Mais sa proposition peut apparaître aujourd’hui finalement moins scandaleuse qu’à l’époque où il écrit La Philosophie dans le boudoir. Cette loi étrange qu’il s’agirait d’imposer universellement, elle peut être résumée ainsi : j’ai le droit d’exiger de n’importe qui qu’il consente à ce que je jouisse de son corps sans limites – ce qui n’exclut pas, bien sûr, la charge de revanche.
Qu’est-ce que la psychanalyse aurait à dire sur une loi de ce type, une loi qui répond bien à la définition de la loi kantienne puisqu’elle est universalisable, mais elle répond aussi aux critères de la perversion : la volonté de jouissance, la positivation du manque (la jouissance est à portée de main) la division de l’autre et son angoisse, l’appui sur la loi ?
Il faudrait ajouter, mais je ne sais pas si c’est la peine aujourd’hui, que le changement du rapport à la loi, si elle ne repose plus au fond sur le Père mort, nous fait vivre une véritable mutation anthropologique. On pourrait dire que l’identité passe toujours par l’Autre qui la reconnaît. C’est bien ce qui permet de définir l’identité elle-même, que A est A. Je veux dire que le foyer d’où elle peut être reconnue est en quelque sorte extérieur au sujet.
Or si ce n’est plus le rapport à Dieu qui en est le garant, ou le rapport à la Cité qui en est une forme laïcisée, si les lois apparaissent comme contingentes ou arbitraires, l’identification éclate. Et c’est effectivement ce qui se produit. Ce qui fera alors identité, ce sera moins un sexe, une religion, une classe sociale, une profession, qu’une multitude d’avatars, de pseudos, de mots de passe. C’est une identité plurielle que supportent le compte Facebook, Twitter, Instagram, le compte en banque sur internet, l’adresse email, les jeux en ligne. Certitude que j’existe quelque part, mais certitude éclatée, précaire, qu’il faudra que je confirme dix fois par jour.
Peut-être malgré tout faut-il parler de perversion puisqu’il y a déviation par rapport à ce qui était un rôle fondamental de la loi, d’assurer l’identité du sujet qui lui est soumis. Mais peut-on parler alors d’une perversion généralisée ?

La seconde question que je voudrais soulever, c’est celle de la perversion paradoxale, qui prône une jouissance de l’objet, mais de l’objet pour l’objet, je veux dire qui ne renvoie pas à la jouissance sexuelle.
On peut dire que jusqu’ici, à cause du lien entre la loi et la castration, la jouissance suprême, la jouissance-type a été justement la jouissance sexuelle. C’est celle qui anime nos poèmes, notre littérature, nos films, nos propos, et même l’extase mystique qui prend là ses images. Ceci, bien loin de la satisfaction sexuelle de l’animal qui s’épuise en de brefs orages. La jouissance sexuelle métaphorise, donne une figuration de la jouissance en général. Et aussi, et pour la même raison, elle est la métaphore de ce qui manque.
Or, la science et la technique viennent relativiser cette prééminence du sexuel, en proposant des objets, toujours en évolution et toujours plus parfaits qui viennent boucher les orifices pulsionnels, les lieux de la pulsion.
  • Freud parlait d’objets partiels,
  • Lacan distingue quatre sorte d’objets dits a : le sein, les fèces, la voix, le regard.

Il y a des possibilités techniques de combler tout manque possible, c’est-à-dire d’accomplir le cycle jouissance plaisir, sans passer par la sexualité, et cela dans une proportion sans commune mesure avec le passé.
Mettons – les produits chimiques, la drogue, l’alcool pour la pulsion orale,
  • la destruction et la pollution pour la pulsion anale,
  • la voix absente, restituée sous la forme du téléphone, des enregistrements musicaux,
  • la disponibilité à tout moment des photos, des films, la présentification par des moyens comme ceux que nous utilisons ce soir, la possibilité immédiate de faire surgir immédiatement des images qui étaient obscènes, « hors-scène », sur n’importe quel appareil électronique…
Ce sont bien des jouissances, des montées d’intensité, mais qui ne renvoient pas fondamentalement à la sexualité comme à leur modèle. La sexualité devient plutôt une jouissance parmi d’autres, alors qu’elle donnait un point d’arrêt, une scansion. D’autre part, cette jouissance est vécue comme dans un progrès indéfini. Aussi elle n’est pas à la base d’une sublimation, d’un modèle, d’une élaboration culturelle, mais elle suscite la revendication – la même que celle des toxicomanes – celle d’un toujours plus. Lacan parlait du désir comme métonymique, organisé par une métaphore sexuelle. Nous avons affaire plutôt aujourd’hui sans ponctuation à la jouissance métonymique, du toujours plus. Ces objets qui bouchent, qui comblent les orifices de la pulsion sans être fédérés par une métaphore phallique, cette métonymie sans scansion, est-ce une perversion collective par la présentification de l’objet. En tout cas, c’est sûrement là aussi une mutation anthropologique.

Il y a des conséquences bien sûr sur la pathologie de nos patients et sur notre manière de les prendre en charge.
Je retiens deux points, mais on pourrait les multiplier :
  • Les difficultés de l’identité, dues à la relativation de la loi ont des conséquences sur le début des analyses. Il me semble plus difficile qu’auparavant d’initier le travail, de faire en sorte que le sujet comprenne d’où il parle, de quoi, afin qu’il cherche dans le matériel du langage ce qui lui donne accès aux effets de l’inconscient.
  • D’autre part, il y a l’idée que toute jouissance est à favoriser, et donc que la loi qui oppose une barrière à la jouissance doit être abaissée. Sauf que si la loi est abaissée, le désir est plutôt abaissé d’autant, ou est ravalé dans la satisfaction d’une jouissance d’organe. Le primat affaibli de la sexualité pousse plutôt à ce que j’appelais tout à l’heure une revendication de la jouissance. S’il le fallait, les sites de rencontre en témoigneraient de manière radicale, en mettant en place, plutôt que la rencontre, une sorte de marché où on a toujours le sentiment que la marchandise souhaitée se trouve à l’étal voisin, mais non sans entraîner une dépendance comme on peut avoir la dépendance d’un produit.
Sur la sexualité, que peut-on penser d’une solution fouriériste qui affranchirait la perversion de l’éthique ? Fourier est un auteur français qui préconise au XIXème siècle une harmonisation des passions. Il suffirait de trouver des partenaires consentants, ou qui auraient des passions complémentaires pour arriver à un nouveau monde amoureux, cette fois harmonieux.
Le problème du fantasme singulier ne se poserait plus, on échapperait à la loi par des échanges de fantasmes. Est-ce le bonheur ? Qu’en pensent les psychanalystes ? Tout se passe comme si croire s’affranchir de la loi et du tiers, ne donnait qu’une déception renouvelée.

Pourtant la position du psychanalyste est différente, elle ne consiste pas à donner accès pour chacun à la perversion, à la « passion » comme le dit le marquis de Sade, qui lui correspond. Ceci pour une raison bien simple, c’est que l’inconscient n’est pas fait d’images, mais de lettres.
Et c’est l’évolution de la pensée de Lacan qui nous a guidés. Au moment où il prononce son séminaire L’Éthique, Lacan risque une proposition qu’on pourrait discuter. Il dit (avec un sourire pouvons-nous penser) qu’au Jugement dernier, il nous sera demandé si oui ou non nous avons cédé sur notre désir.
Est-ce que le rôle du psychanalyste, ce serait simplement de faire que le sujet puisse, sans culpabilité, sans angoisse, le plus simplement du monde, donner cours à cette forme d’accès à la jouissance à laquelle il est prédestiné par son fantasme ?
On voit bien l’équivoque, entre le désir conscient sur lequel, si on suit la maxime, il y aurait à ne pas céder ; et la position du psychanalyste, pour qui le désir est inconscient.
Mais de quoi est fait le désir ? Pouvons-nous nous contenter de dire qu’il vise la Mère, comme le sous-entendait Freud, et en rester à cette sorte de nostalgie pour expliquer son caractère toujours insatisfait ? Non, si l’entrée du langage se fait à travers la constitution de la jouissance comme ce qui est à jamais interdit, dit à travers le langage mais toujours sous-entendu, l’Œdipe, pour fondamental qu’il soit, n’est qu’une mise en images de quelque chose de plus fondamental, le rapport de la jouissance interdite et du langage.
Dès lors, mais il faut en venir au deuxième grand texte de Lacan sur l’éthique, qui est « Lituraterre », écrit en 1972.
Nous sommes toujours séparés de la jouissance par le signifiant, par l’inconscient fait de langage (la jouissance, nous n’en aurons jamais que des représentations).
Mais cet inconscient, au voisinage de la Chose qui oriente le désir n’est pas fait d’images, il n’est même pas fait de signifiants, il est fait de lettres, ces lettres entre lesquelles est pris l’objet a du désir. Parce que l’objet du désir n’est pas la mère, il n’est pas ce que telle ou telle rêverie nous amène à désirer. Il se réduit au déchet de l’objet a, voix, excrément, regard, sein. Et de cet objet, il n’y a aucun accès direct. Nous en sommes donc réduits à lire ces lettres qui émergent à la faveur des symptômes ou des formations de l’inconscient.
Il y a une éthique du psychanalyste. Il ne s’agit pas, comme dans l’éthique du pervers de favoriser une volonté de jouissance. Il s’agit plutôt de ne pas lâcher le cap : ce désir inconscient est matérialisé non pas dans des images mais dans des lettres, et c’est par une pluralité de lectures de ces lettres que le symptôme qu’elles supportent devient moins virulent. Aussi nous ne souscrivons pas à l’idée contemporaine suivant laquelle toute jouissance serait bonne. Plutôt mettrions-nous en valeur le lien paradoxal de la jouissance et de la loi. Abaisser la loi, plutôt que de permettre la jouissance, conduit à un abaissement corrélatif de cette jouissance, et donc à une relance sans fin du symptôme.