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Auteur : Nazir Hamad

Partir faute de pouvoir se séparer

Je m’intéresse ici au parcours d’une certaine catégorie d’immigrés pour qui, partir représente une solution à l’impasse de séparation, séparation avec leur mère, leur culture et ses idéaux, bref avec un Autre qui ne plus investi comme adresse pour eux. Ce ne sont pas nécessairement de gens pauvres, ou des gens persécutés politiquement, ou religieusement. Ils sont en manque de fantasme qui mobilise leur désir. Leur pays ne les fait plus rêver.
A mes yeux, ils suivent un parcours qui ressemble à celui d’Ulysse dans l’Odyssée. Ulysse gagne la guerre certes, mais il est pourchassé par Poséidon. Il connaît toutes sortes de misères et quand après une longue errance, il échoue sur l’Ile Phéacienne, il est seul, épuisé, meurtri, et nu. Il se traîne sur la plage et s’écroule vaincu. Quand il revient à lui, il se sent démuni, et sa faiblesse est telle qu’il sait qu’il ne peut pas lutter ou se défendre. Il se réfugie dans un bosquet, amasse des feuilles mortes et en fait une couche. Un état qui rappelle étrangement les naufragés clandestins échoués sur les plages de l’Europe de l’Ouest.
Nausicaa, la fille du bon Roi Alkinoos, le découvre dans cet état, le prend en charge et l’habille en femme pour l’amener discrètement au palais où elle le présente aux nobles Phéaciens en présence d’Alkinoos lui-même. C’est là que commence l’Odyssée. Ulysse raconte la guerre, les batailles, les massacres et ensuite ses errements pendant de longues années. Ainsi, il retrouve son histoire, la remémore pour, petit à petit, sortir de la brume de son récit, et reconstituer son identité. Enfin reconnu par ses hôtes, il assoit, au cours des diverses épreuves, sa notoriété et son autorité. C’est auprès d’Alkinoos, un noble vieillard bienveillant que l’histoire se déroule et que le héros du récit prend corps et obtient la reconnaissance de son hôte. C’est alors qu’il peut rentrer chez lui, sur un bateau mis à sa disposition par Alkinoos. Ulysse se raconte à l’abri des jugements de son groupe, et en le faisant, il s’approprie son histoire et son statut. Autrement dit, au bout de ce récit, il ne s’appelle plus « Personne », il s’appelle Ulysse.
Un tel parcours pourrait commencer très tôt. Tout le monde connaît des histoires d’enfants qui se perdent dans les grands magasins ou dans les parcs publics. Cela n’étonne personne d’entendre une annonce de type : « l’enfant tel attend ses parents chez le gardien ou l’hôtesse d’accueil ». Les parents de tels enfants ne sont pas nécessairement abandonniques ou négligents. C’est parfois le contraire. Il pourrait même s’agir de parents très « papa ou maman poules » et très collés à leurs enfants. Fort heureusement, ces histoires finissent souvent bien et l’enfant retrouve ses parents avec un sourire de triomphe.
Oui, sourire de triomphe parce qu’il s’agit pour l’enfant d’une prise de risque lui permettant d’échapper à la vigilance de ceux qui l’accompagne. Il ne se cache plus derrière une chaise ou derrière le rideau comme dans le jeu de cache-cache que les enfants aiment à jouer normalement, mais dans un espace qui s’ouvre à lui et l’invite à s’y perdre. S’y perdre pour mieux se retrouver. L’arrivée de ses parents inquiets qui sautent sur lui pour l’embrasser, le porter ou pour le gronder un peu, donne à cette retrouvaille une valeur symbolique particulière dans la mesure où elle vient confirmer la réussite d’une nouvelle expérience. Je connais un enfant de quatre ans qui, accompagné de sa mère, échappe à sa vigilance et monte dans un car et se retrouve quelques heures plus tard dans une autre ville à trois cents kilomètres de chez lui. Cet enfant s’est installé sur un fauteuil tranquillement, et s’est endormi paisiblement, si paisiblement que personne n’a trouvé nécessaire de le réveiller afin de s’assurer qu’il était accompagné. A l’arrivée tout le monde descend et le chauffeur découvre cet enfant et apprend qu’il est seul dans son car. Comme l’enfant parlait bien, le chauffeur finit par comprendre ce qui est arrivé à ce petit et alerte la police. Les parents ont été vite contactés, et comble de générosité, la compagnie de cars, n’a rien réclamé en échange de ce voyage gratuit entrepris par l’enfant.
Dans l’ensemble, ces histoires restent banales bien qu’elles posent une vraie question quant au statut de l’enfant au regard de l’Autre.
Dans le car qui le transportait, cet enfant était devenu un enfant comme un autre, un quelconque, et de ce fait, chaque homme ou chaque femme qui se trouvait dans le car à ce moment là, était supposé être son père ou sa mère potentiel(le) aux yeux des autres voyageurs, la preuve, personne n’a poussé la curiosité assez loin pour lui poser des questions.
Cette histoire est banale. Elle relève de la dialectique du désir. Par ce passage à l’acte, l’enfant cherche l’Autre comme désirant, l’Autre que la mère incarne encore pour lui. Le sujet enfant désire son désir et s’aime en lui. « Ce désir ne saurait être désir de moi que si je me retrouve à ce tournant là… c’est-à-dire si je m’aime dans l’autre », (Lacan l’identification, 21 fév. 1961) notamment dans son regard au moment où il vient tout affolé à la rencontre de l’enfant qui s’est essayé à se séparer.
Entre le Un enfant quelconque qui introduit la série, une découverte que l’enfant fait par exemple à l’école où il va se rendre compte qu’il n’est qu’un parmi tant d’autres, et le Un enfant de sa mère, son chéri et son trésor, l’individu risque d’hésiter longtemps. L’enfant qui se risque à se perdre, accepte de se banaliser en devenant un parmi d’autres. Il l’accepte pour un temps parce qu’il est ravi de retrouver sa place de trésor, au moment de la retrouvaille avec sa mère ou ses parents paniqués.
Si l’enfant dépend de sa mère ou de sa tutrice pour grandir, il tend à faire Un avec elle. Plus il grandit, plus il voit ses parents l’encourager à se prendre en charge comme un grand. Et c’est là souvent où le bas blesse. Il est fier de constater qu’il peut compter sur lui même suscitant par cela l’admiration et la joie de ses parents. Mais cela n’a pas que des avantages parce que grandir c’est renoncer à l’Un qu’il fait avec deux. Ainsi, l’enfant est dans la confusion entre le désir de faire Un, et la reconnaissance de son désir de sujet qui le sauve en quelque sorte de l’amour aveugle. Le désir promeut le sujet dans la mesure où il lui permet de saisir la nature métonymique des objets auxquels l’individu s’identifie comme un moyen d’incarner le désir de l’Autre.
La clinique nous apprend que quand l’enfant maintient cette position, il prolonge sa dépendance voire, son apathie. Le tableau clinique qu’un tel enfant présente est l’ennuie. Il reste suspendu dans le temps ne sachant que faire. Sa mère s’acharne à lui fournir des idées, à lui proposer des activités et celui-là continue à lui répondre qu’il n’a pas envie. La difficulté pour lui est de se reconnaître un désir dans ce que sa mère lui propose, car jusqu’à là des tels enfants ont toujours eu un rapport à une mère qui sait pour eux et qui répondait à leur place. Cela on le voit clairement en séance, vous vous adressez à l’enfant, et l’enfant cherche sa mère des yeux pour la solliciter de répondre à sa place. On a là une figure de l’Œdipe qui nous illustre comment le résidu maternel de la langue intime, le Sinnlich, maintient l’enfant dans une relation de dépendance forte à sa mère.

Une telle confusion peut contaminer aussi bien son rapport au monde extérieur. On ne compte plus le nombre d’élèves qui ne veulent pas travailler en classe parce qu’ils n’aiment pas la maitresse. Ils travaillent pour la maitresse aimée parce que le travail est le prix à payer pour cet amour. Nous avons là un niveau encore acceptable de l’amour monnayable. Un niveau plus grave consiste à faire payer toute demande qu’on lui fait. Il faut qu’on le paie pour s’occuper de sa personne ou de ses affaires comme se laver, aller dormir ou faire ses devoirs. Tout a un prix, et c’est lui normalement qui le fixe.
Cet état de confusion pourrait durer longtemps. Nous pouvons le retrouver intact dans deux temps structuraux fondamentaux pour le sujet. Au moment de la sortie de l’Œdipe grâce à la promesse : « Plus tard toi aussi tu jouiras d’une femme.. », qui, selon Freud, représente la modalité de sortie pour le garçon. La difficulté qui se présentera plus tard est en rapport la question de l’UN qui manque à sa parole. Le garçon atteint la maturité sexuelle certes, mais il va se trouver face à l’absence de garant qui l’aide à assumer on identité sexuelle et de soutenir son désir pour l’autre sexe.
Le deuxième temps est celui du roman familial au cour duquel l’individu se sent étranger à ses parents, voire à son pays et sa culture. Il n’est pas comme les autres et s’organise pour « s’étranger » parmi les siens.
C’est un aspect courant qu’on trouve chez une certaine catégorie d’immigrés. Cela, Charles Melman et moi, nous ne l’avons pas abordé dans notre livre commun : « Psychologie de l’immigration ». J’ai rencontré des immigrés qui m’ont affirmé qu’ils se vivaient déjà comme tel chez eux et qu’ils voulaient toujours partir. Faute de pouvoir se séparer, ils partent comme un moyen de se retrouver ou de mieux retrouver, en position de force, les membres de leur groupe familial et social. Un exemple type consiste à rentrer au pays à chaque vacances en voiture de marque. Ils font comme l’enfant qui prend le car pour échapper à la vigilance de sa mère et pour mieux la retrouver. Alors, la question qui se pose pour moi ici est à quel outil l’immigré recourt-il pour sortir de son impasse ?
L’expérience clinique m’a appris que cet outil n’est autre que la nouvelle langue, la langue d’accueil, qui reprend de nouveau ce que la langue maternelle semble avoir laissé en tact dans son rapport aux autres et cela de deux manières.
La première est intimement lié à la structure d’une langue et de sa spécificité. Or nous savons qu’une langue est à la fois parlée, comprenhensible et traductible. Mais dire parlée, ne réduit pas une langue à l’ensemble de ce qui la parlent sont capables d’exprimer. Une langue est plus que ça, elle est même deux. Ceux qui la parlent savent que ce qu’ils disent peut aussi se dire autrement. J’aurais pu m’exprimer d’une autre manière. Une autre manière n’est pas forcément la manière qui dit tout, tout en dissipant le malentendu. Tout peut se dire d’une autre manière certes, mais à force de se dire sans jamais atteindre le tout dire, nous découvrons qu’une langue contient une autre qui se prête au concours du locuteur, mais sans jamais réussir à combler ce qui manque toujours à dire. Chacun découvre et à son insu, qu’une langue a en elle un reste qui lui échappe pour toujours et de ce fait, ce reste le laisse abandonner à son triste sort. L’homme à perdu la langue de son paradis. Une langue Une que constitue le Un mère-enfant, Createur-creature, dans le monde enchanteur de lalangue. Ce n’est pas un hasard que toutes les religions monthéistes dans un effort de reconstituer le Un, pretendent que leurs textes sacrés procèdent, ou sont, la langue du paradis.
Le dire autrement, peut aussi prendre une tournure particulière. Croire qu’une langue autre, étrangère plutôt idéalisée, peut venir suppléer au manque de la langue maternelle. Est-ce qu’une telle langue étrangère ouvre des horizons que la langue maternelle laisse fermée ? la question n’est pas nouvelle, elle déjà été posée par les premiers psychanalystes. C’est justement la découverte que la langue autre, la langue de substitution, la langue d’accueil, appellons la comme on veut, offre des aménagements certes, mais ces aménagements ne sauvent pas l’individu du malaise auquel il pense avoir échappé. Bref, C’est sans espoir.
La deuxième manière touche à la question du polyglottisme. Le recours à une langue étrangère pour faire une analyse personnelle n’est pas nouveau. Il s’est déjà posé à Freud et à ses disciples très tôt dans leurs expériences analytiques. Freud avait mené des nombreuses cures en langue étrangère comme l’anglais et le français par exemple. Les premièrs psychanalystes se sont intéressés à cette question et nous avons encore des traces importantes de ce débats.
Voici comment cette question apparaît dans le débat du 3 mars 1909: “est-il possible d’analyser un névrosé parlant une langue étrangère que le médecin ne connaît pas ou mal?” (5) Steiner pensait que c’était possible puisque les actes symptomatiques et la mimique étaient d’important indices. Le débat avait continué ainsi entre pour et contre, jusqu’à ce que Freud intervienne pour aborder la question des langues en termes de résistance. Pour lui, la résistance opère dans le choix des mots et exerce une énorme influence sur ce choix. Il va sans dire que le choix des mots implique deux langues ou plus, dans un jeu de continuité discontinuité. Et c’est justement ce thème qui m’intéresse ici. Précisément, le choix d’aborder son analyse dans sa langue maternelle ou dans une langue acquise et ce que cela implique sur le plan de l’inconscient.
Le choix de la langue de culture acquise au cours d’un séjour plus ou moins prolongé dans le pays d’accueil m’apparaît loin d’être anodin. Il offre un certain aménagement qui permet au patient de négocier la sévérité des conflits archaïques. La langue étrangère peut ainsi lui permettre une approche de l’inconscient que la langue maternelle n’aurait pas admise.
Toute langue est compréhensiblle, lisible et traductible, avais-je dit plus haut. Cependant, un autre phénomène linguistique intervient pour ouvrir aux polyglottes des nouvelles modalités d’expréssions que les autres n’ont pas. Nous avons présents en tête l’exemple de l’oubli du nom de Signorelli que Freud cite dans La psychopathologie de la vie quotidienne en 1923. Pendant que Freud cherchait à se rappeler le nom de l’artiste, des faux souvenirs, des noms de substitution lui vinrent à l’esprit pour l’empêcher de savoir, c’est-à-dire le suicide d’un de ses patients souffrant d’impuissance sexuelle. Un ensemble d’éléments qui ne furent pas sans rapport avec le nom recherché se présentent à son esprit rien que pour prolonger l’oubli. Ces mauvais aiguillages étaient l’œuvre de la résistance qui fonctionne, comme d’habitude, par déplacement, condensation, substitution et ponts verbaux établis entre les diverses langues que Freud parlait.. Herr s’était substitué à Signor pour attirer son attention vers un autre souvenir, celui de son rapport avec les malades musulmanes de la Bosnie-Herzégovine. Herr, lui disaient ces malades, nous savons que vous avez fait tout ce que vous pouvez mais, aussi maître que vous soyez, il y a un maître absolu qui régit le tout, c’est la mort. Et c’est justement ça, la fonction de cet oubli, Freud refoulait au cours de cette opération ce qu’il cherchait à ne pas savoir, c’est-à-dire le suicide d’un de ses patients souffrant d’impuissance sexuelle. Autrement dit, Freud cherchait à contourner la question de ses limites et de sa castration.3
Nous avons ainsi un exemple concret de comment cela fonctionne entre les langues parlées par la personne polyglotte: par condensation, déplacement, substitution, traduction, translitteration et homophonie. Voici quelques petits exemples. Un patient qui rêve qu’il répare la façade de la maison familiale, découvre que cette « façade » n’a rien à voir avec le métier de maçon mais plutôt avec sa dignité d’homme. « Façade » signifie aussi corruption ou pourriture dans sa langue maternelle, une raison pour laquelle il a quitté son pays. Un exemple de translittération est celui d’une jeune patiente qui a failli perdre un œil dans un accident de voiture conduite par l’homme qu’elle aimait à l’époque. Elle avait vécu depuis, dans la hantise de perdre la vue et devenir AMIA. Cette angoisse qui la terrassée tout ce temps, a perdu son emprise sur elle suite à une autre écriture de ces mêmes lettres. Un jour elle fait un rêve, elle voyait clairement un ensemble de lettres qui composaoent sous ses yeux le mot AIMA. Puis, étonnée elle rajoute : « c’est vrai, je l’ai aimé plus que mes yeux ». J’ai l’imprssion que ma peur de devenir AMIA était ma façon de lui déclarer le même amour : « Plus cher que mes yeux », mais je me rendait pas compte qu’il y avait une faute d’orthographe.
Un autre phénomène se rapporte à la lettre comme enjeu et comme limite. Il y a des lettres qui ne travaresent pas les barrières linguistiques et resrent en déhors du champs littérales de la nouvelle langue. Que devient la lettre que les barrières linguistiques rejettent ?
Un psychanalyste de culture arabe a écrit son premier livre en français. C’était une saga familiale qui retraçait l’histoire de sa famille dans le contexte moyen-oriental. Soucieux de cacher les éléments gênants de sa vie privée, il a choisi de le publier sous le pseudonyme A. Adam. Tout allait bien. Le livre fut un grand succès et des patients de l’analyste lui parlèrent de ce livre l’invitant à le lire. Il conclut que la ruse avait bien marché. Mais la surprise vint de là où il l’attendait le moins. Il allait découvrir et à son détriment que le jeu qu’il jouait ne faisait qu’approfondir son refus de savoir.
Un jour, il fait le rêve suivant : Sa sœur cadette lui montrait des jolis seins dans une position érotique, et derrière la sœur, Adam pointait sur lui un doigt menaçant. L’analyste se réveilla affolé et tremblant.
Cette sœur était sa complice et la partenaire de ses jeux d’enfant. C’était la sœur que ses parents lui auraient faite : « on t’a fait une petite sœur » lui avaient-ils dit pour réduire sa réaction de jalousie. C’était elle qui venait remplacer les camarades absents et qui acceptait de s’engager dans n’importe quelle aventure pourvue que le grand frère veuille bien d’elle. Ils étaient souvent ensemble, inséparables et cela a duré quelque temps, pour ne pas dire un temps certain. Ça se passait innocemment, mais cela laissait des traces sans que l’un ou l’autre s’en aperçoive. Ils grandirent et l’âge jeta sur eux son voile de pudeur. Ils continuaient à apprécier l’un la présence de l’autre, mais l’homme et la femme qu’ils étaient devenus finirent par refouler les souvenirs de leur enfance commune.
L’analyste se nommant lui-même A. Adam, n’avait pas choisi n’importe quel nom. Cet emprunt lui paraissait facile et logique. Il suffisait d’éliminer la première lettre de son nom et prénom et déplacer une seule lettre de son nom de famille pour obtenir son nom d’auteur. Son nom et son prénom avaient déjà connu une première modification. L’usage des lettres latines avait introduit une nouvelle réécriture et une prononciation nouvelle. Cela faisait presqu’une nouvelle nomination pour lui. Cette nouvelle écriture a été incontournable parce qu’il y avait des lettres de sa langue maternelle qui ne passaient pas d’une langue à l’autre. Faisant cela, il ouvrit sans se rendre compte, la boîte de pandore. Il ne pouvait pas savoir, du moins consciemment, qu’en se donnant un tel nom, il cherchait à faire tomber ce qu’il ne voulait pas savoir de son propre fantasme : l’interdit de l’inceste. Les fils et les filles d’Adam n’étaient pas inscrits dans un tel interdit. Le mythe biblique faisait d’eux les géniteurs, les premiers parents de l’humanité.
Consciemment, il ne se rendait pas compte qu’en se renommant de la sorte, il avait mis en acte son fantasme inconscient, un fantasme incestueux qui était là sous jacent depuis son enfance et conduisait sa vie sans le savoir. Cette volonté de non savoir sur ce fantasme l’éloignait de l’autre sexe car l’interdit de l’inceste allait englober pour lui les autres femmes, ses semblables, parlant sa langue ou partageant ses valeurs.
Se nommer soi-même, n’est pas une affaire anodine. Cet acte désengage l’auteur de ce qui le lie à un ordre social régi par des obligations et dont l’essence implique l’interdit de l’inceste. Le rêve était venu le lui rappeler, et c’était Pour mettre en acte ce fantasme, il lui fallait investir un Autre, le faire exister grâce au jeu de lettres de la nouvelle langue. Le désir inconscient pour sa sœur semblait avoir été toujours là à l’œuvre, et c’est lui, ce désir-là, qui donnait au pseudonyme toute sa vérité subjective. Adam ne vint pas bénir le mariage de ses enfants, l’Adam du rêve n’était autre que la figure du père interdicteur. Par son geste réprobateur, il faisait comprendre à l’analyste qu’on ne ruse pas avec lui, même si la ruse consciente semble avoir marché un certain temps.
Vous avez peut-être compris, j’essaie ici de théoriser une expérience de passe. Ulysse, le maitre ruseur, se fait prendre par une de ses propres ruses : »Mon nom est personne ». Si cette ruse l’avait sauvé une fois, il se fait prendre dans sa propre ruse la deuxième fois. Il allait devenir vraiment « personne » et se reconstruire à partir de ce rien.
L’analysant en question a choisi un analyste franco-arabe afin de pouvoir recourir aux deux langues dans son expérience analytique. Il les parlait toutes les deux passant d’une langue à l’autre et chaque fois selon un enjeu inconscient qui se laissait plus ou moins saisir. Il fallait un certain temps pour comprendre qu’une troisième langue y était à l’œuvre et que c’est elle qui détenait le rôle clef dans ce travail, c’est l’entre deux langues. Adam était un produit parmi tant d’autres de cette troisième langue. Je dirais qu’Adam était déjà le signifiant du transfert qui était à l’œuvre dès le départ. Le sujet-supposé-savoir produit par l’enchainement de ce signifiant avec le signifiant dit quelconque que l’analyste présentifie normalement et qui est vécu comme suffisamment compétent ce qui permet au travail analytique de se maintenir, la ruse que le passage d’une langue à l’autre offrait à l’analysant pour échapper au savoir de son inconscient est stoppé net par le truchement du compétent absolu, l’Adam du rêve. Et le revoilà Ulysse est chaque fois obligé de se reconstruire à partir de ce rien.

Nazir hamad